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tantes, emportées au galop d’une imagination merveilleuse qui ne connut jamais la fatigue de créer. Pages, chapitres, livres entiers, écrits d’une seule haleine, dans la fièvre lucide, dans la griserie légère, et pourtant dans la possession de soi, pages, chapitres, livres, où l’on ne sent pas l’effort, le halètement qui font se crisper les doigts sur le papier, et tomber des fronts pâlis la sueur glacée de l’épuisement.

Je n’ai pas à parler ici de Suzanne, ce frémissant et admirable livre, tout chair et tout rêve, tout enfer et tout ciel, ce livre que nos lecteurs connaissent et qu’ils devront relire, et je laisse à M. Armand Silvestre, légitimement jaloux de ses prérogatives de critique, le soin et la joie de dire toute l’émotion où il m’a ravi. Mais une réflexion s’impose à moi, à propos de ce livre.

M. Léon Daudet a conquis définitivement sa personnalité. Avec Suzanne, plus encore qu’avec les Morticoles et le Voyage de Shakespeare, il s’est complètement débarrassé de ce qui, dans ses autres œuvres, parmi des beautés de premier ordre et des inventions personnelles, subsistait des lectures de sa première jeunesse. Ici c’est la vie, c’est la nature, c’est l’âme, c’est lui-même. Et je doute qu’on écrive sur la passion humaine rien de plus beau que le voyage des