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croire. Je la relus plusieurs fois, avant que cette idée pût pénétrer en moi, tant elle révoltait ma raison. Cela me paraissait une chose qui ne devait jamais arriver. C’est que j’avais encore dans les yeux et dans le cœur la vision toute fraîche d’un Goncourt robuste, alerte, plein de santé, plein d’ardeur, plein de projets, hélas si touchants ! Il y a juste quinze jours, ce matin, qu’il était venu passer la journée, chez moi, avec Robert de Montesquiou, dont il goûtait fort l’esprit si fin, la causerie si ingénieusement, si spontanément élégante. Edmond de Goncourt fut, ce jour-là, d’une gaieté expansive, d’un entrain, comme il n’en avait pas toujours l’habitude. Il nous enchanta par cette incroyable jeunesse d’esprit qu’il conservait intacte, sous ses cheveux blancs, malgré tout ce que la vie, avec ses disputes quotidiennes et ses reniements, avait pu lui apporter de déboires amers et d’injustice vivement ressenties. Jamais, je crois bien, je n’eus de sa vitalité une idée aussi rassurante que ce jour-là. Il était de ceux qui éloignent, jusqu’au miracle, l’image de la mort.

Depuis jeudi, je vais et je viens dans la maison, je vais et je viens dans le jardin, essayant de retrouver toutes les choses qu’il nous dit à la place même où il nous les dit. Je m’arrête devant les fleurs où il s’arrêta. Et je revois la joie de ses yeux, je revois la joie de ses mains, de ses vives et souples mains qui touchaient aux