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à la même place, au milieu de la mer, entre deux mondes… Quatre ou cinq fois par an, nous allions à Miquelon, vendre notre prise et acheter des vivres ; puis, nous regagnions le large, et revenions à la même place, pour pêcher la morue et retourner à Miquelon. Jamais je ne descendis à terre. À quoi bon ? On ne voyait que peu de monde, en ce trou abandonné, habité par des pêcheurs et des marchands de poisson… Nous n’étions pas des marins, nous autres, mais de simples pêcheurs. Un marin voyage, et, quelque longue que soit la traversée, finit toujours par arriver quelque part ; tandis que nous, nous ne bougions pas de la même place, nos ancres enfoncées dans les sables. Et cela depuis si longtemps que nous avions perdu jusqu’au souvenir de la terre ferme, ayant tant changé nous-mêmes… Notre promiscuité continuelle avec les poissons nous avait nous-mêmes changés en des sortes de mollusques, en d’étranges animaux marins, rampant dans leur barque et conversant dans une langue à eux. »

Il y avait à bord une femme, une seule femme, la femme du patron. Créature laide, affreusement sale et débraillée, repoussante et acariâtre ; tous la considéraient comme l’idéal de la beauté. Et ils l’aimaient, « chacun à sa façon », et ils la respectaient comme une sainte idole, bien que grondassent en eux les appels sauvages du rut. Ils avaient, pour s’assouvir, d’étranges et horribles manies.