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primer des raccourcis saisissants d’histoire, noter des caractères, évoquer des sensations d’art, des paysages darwiniens, des surgissements de rêve, des prodiges de vie pullulante et meurtrière. Il connaît la signification des choses, et leur fatalisme dans la nature terrible et belle, la destinée des êtres, en proie au mal de l’universel massacre. Il sait de combien de morts accumulées est faite l’herbe qu’il foule, la fleur qu’il respire, de combien d’injustices, de violences et de rapts sanglants, la douleur humaine, dont il compte le martyrologe, qui ne cessera, hélas ! qu’avec l’univers.

Ce que j’admire en Clémenceau, c’est qu’il ne se sert du fait particulier que pour s’élever aux plus hautes généralisations de la pensée. Tout lui est prétexte à philosopher, parce que, comme les grands esprits, il sait que la chose la plus menue, la plus indifférente en soi, celle qui échappe le plus aux préoccupations du vulgaire, contient toujours une parcelle de l’éternelle et irritante énigme, et qu’elle n’est qu’une réduction de l’âme totale de l’univers.

Alors que les écrivassiers politiques, dans leur infamant jargon d’huissier ou de notaire morose, ergotent sans cesse sur des articles de loi — de loi éphémère comme ceux qui la font — Clémenceau, lui, n’a de regards et d’attentions que pour la Vie. Sans s’arrêter jamais devant ces fantômes traînant leur suaire de papier, agitant leurs ossements de carton, c’est à la Vie seule