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c’est aussi quelqu’un qui a la haine foncière de l’utopie. Il n’accepte pas les transformations heureuses qui s’opèrent, chaque jour, à Beauclair ; il les déteste même, mieux encore, comme M. Cornély et comme M. Yves Guyot, il n’y croit pas… Après un crime il est obligé de quitter le pays et, pendant vingt-cinq ans, misérable, révolté, forcené, il promène sa douloureuse carcasse à travers le monde. Un beau soir, il revient à Beauclair, dans un affreux état de ruine et de déchéance, conduit là par cette curiosité fatale qui ramène toujours le criminel au lieu même de son crime. Il n’en veut pas croire ses yeux. La ville est spacieuse, toute blanche, toute fleurie. Le bonheur y habite dans des maisons jolies, pourvues de tout le confort moderne. Partout, il ne rencontre que de la joie, de la richesse, de l’abondance, de l’amour… Autour de la ville la campagne est couverte de splendides moissons, les arbres craquent sous le ruissellement rouge des fruits… l’air charrie des odeurs de roses. On accueille Ragu avec bonté, on le loge, on le vêt de beaux vêtements, on l’assied devant une table chargée de viandes saines et de fruits. Il ne tient plus qu’à lui de finir ses jours dans le repos et dans le bonheur. Mais son âme — une âme de vieil économiste — proteste contre ce changement. Ce bonheur, il l’exècre, et il s’enfuit, avec plus de haine au cœur, vers ses ténèbres