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jeunesse ardente, pleine de foi et de joie et qui avait compris que ce n’est pas dans la philosophie allemande et parmi des arts déréglés, que se forge l’âme d’un peuple… Écoute-moi… J’habitais alors, tout près d’ici, au cinquième étage d’une maison, aujourd’hui disparue. Car, tout disparaît — les idées, les caractères, les traditions et les maisons… Ah ! pauvre France !… J’habitais avec un ami que tu as peut-être connu et qui s’appelait Francis Luberlu — une grande âme, tu sais !… Ai-je besoin de te dire que Luberlu est mort… Qu’est-ce qu’il ferait dans cette époque si triste et si sceptique ? — Au-dessus de nous, vivait, avec sa domestique, une vieille dame… Elle avait un balcon, et sur le balcon, un bocal avec trois poissons rouges… Un dimanche que la vieille dame était allée à la messe avec sa domestique, Luberlu me dit : « Il faut pêcher les poissons… nous les ferons frire, et nous les remettrons ensuite dans le bocal… Ce que sera farce la tête de la vieille dame… Ah ! non !… » Au moyen d’une ficelle armée d’une épingle courbée et garnie d’un petit morceau de pain, nous pêchâmes les poissons rouges… Après les avoir passés dans la friture, nous les réintégrâmes religieusement dans le bocal… Quand la vieille dame rentra, et qu’elle vit entièrement frits ses chers poissons, elle se mit dans une grande colère contre sa domestique : « Je vous avais bien dit de les rentrer, cria-t-elle… Vous voyez que le soleil les a