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chasse de partout… on me dit que je suis une voleuse… Il y a trop de pauvres maintenant sur les routes…

La Mère

Et puis nous sommes trop pauvres !… Quand nous n’étions pas si pauvres, on nous donnait encore quelquefois… maintenant nous sommes trop pauvres… Écoute… Il me semble que j’ai entendu un bruit d’avirons près du bateau…

La Fille

Mais non ! C’est le vent qui fait clapoter l’eau du fleuve. Ne me parle plus. Je voudrais dormir.

La Mère

Je te dis que j’ai entendu un bruit d’avirons près du bateau.

La Fille

Mais non ! C’est l’eau qui pousse le chaland contre le bateau.

(Un train de bateau passe… Le remorqueur siffle longuement, lugubrement…)
La Mère

C’est le porteur 26… Je le reconnais à sa voix… Il remonte à Paris chargé de vin. Sais-tu si le père a emporté son tonneau !

La Fille

Je ne sais pas.

La Mère

Oui, je crois qu’il l’a emporté… S’il avait pris du poisson, il pourrait l’échanger contre du barda… (Le remorqueur a cessé de siffler… On n’entend plus que le halètement sourd de sa machine qui va s’évanouissant peu à peu, dans la nuit)… On boirait du barda… ça réchauffe… Ça trompe la faim… Ça rend moins triste… On est moins pauvre !… Amélie !… (Silence !)… Amélie !… (Silence !)… Elle dort !… Ils dorment tous… Je voudrais bien dormir moi aussi… Il me semble que le vent s’apaise… Le bateau craque moins fort… (Minuit sonne à l’église du village) minuit !… Il ne rentre pas !… Où est-il ?… que fait-il ?… Mon Dieu, que j’ai mal à l’estomac !… Ça me brûle !… ça me dévore !… Et s’il n’a pas de poisson ?… Oui, le vent s’est apaisé… On ne l’entend plus… Je voudrais de la lumière… quand ils dorment tous… Ça me fait peur… Amélie !… (Silence !)… Amélie… (Elle se lève, ouvre une des lucarnes et regarde au dehors). Le ciel est tout noir… Il n’y a plus de vent… il pleut… mais il pleut ! (La pluie résonne d’abord lente, puis accélérée, sur le toit du bateau)… Oh ! comme il pleut !… (Elle se penche en dehors). Je ne vois rien sur l’eau… Il n’y a pas de barque… (La pluie redouble. Elle referme la lucarne)… Mon Dieu ! Il pleut dans la chambre. (Des gouttes de pluie tombent du plafond sur le plancher.) Il pleut sur les petits, il pleut sur Amélie, il pleut sur moi… Oh ! comme ils vont être mouillés… (Elle s’étend à côté de sa fille, sur le matelas de guenilles.)

Un Enfant (se réveillant)

J’ai faim.

Un autre Enfant

J’ai froid.

La Mère

Allons, dormez !… Dormez… Dormez !…

(La pluie continue de tomber dans la chambre)



OCTAVE MIRBEAU.