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La Mère

Tu n’entends pas de bruit ?… Alors il est très, très tard… Regarde s’il pleut ?

La Fille

Il y a de gros nuages noirs dans le ciel… Mais il ne pleut pas encore… Il y a trop de vent.

La Mère

Vois-tu l’eau de la rivière ?

La Fille

Oui, je vois l’eau…

La Mère

Tu ne vois pas de barque sur l’eau ?

La Fille

Non !

La Mère

Je crois qu’il est tard… Je crois qu’il est plus tard qu’hier…

La Fille (Elle referme la lucarne et se recouche en claquant des dents.).

Oui, je crois qu’il est plus tard.

(Un silence)
La Mère

Où es-tu ?… Je ne te vois plus…

La Fille

Je suis couchée… J’ai tant marché aujourd’hui !

La Mère

Le père ne rentre pas… Il tarde bien à rentrer…

La Fille

Il doit être saoul, encore.

La Mère

Sais-tu si Hubert est rentré ?

La Fille

Oui, Hubert est rentré.

La Mère

Sais-tu s’il a du poisson ?

La Fille

Je ne sais pas… Mais il n’y a plus de poisson… personne ne prend plus de poisson !

(Rafales de vent plus violentes. Le bateau craque dans tous ses joints et oscille légèrement sur ses amarres.)
La Mère

Ah ! le père tarde trop… Il est peut-être arrivé un malheur !

La Fille

Quel malheur ?… Tu dis ça tous les jours !… Ah oui, un malheur !… Il est saoul… Et il nous battra en rentrant.

La Mère

Dieu veuille qu’il vienne avec du poisson !… Parce qu’il ne nous battra pas…

La Fille

Du poisson !… Il n’y a plus de poisson !… Voilà plus de quinze jours qu’il n’y a plus de poisson.

La Mère

J’ai peur qu’il ne soit arrivé un malheur !

La Fille

Ça vaudrait peut-être mieux qu’il soit arrivé un malheur !

La Mère (tremblant)

Ne dis pas ça ! Ne parle pas comme ça !… Et qui donc te nourrirait, mauvais enfant ?

La Fille

Nous crevons de faim.

Un Enfant (dans l’ombre)

J’ai faim.

Un autre Enfant (dans l’ombre)

J’ai froid !

(Onze heures sonnent à l’église proche du village.)
La Mère

Écoute… Onze heures !… C’est qu’il est saoul, alors !… Il se sera encore arrêté au barrage… Et il aura bu !… Mon Dieu !

(L’enfant crie et se débat dans ses bras. Elle le berce d’une chanson plaintive que le froid rend toute grelottante.)

Le premier Enfant (dans l’ombre)

J’ai faim.

Le second Enfant (dans l’ombre)

J’ai froid !

La Mère

Allons ! Dormez ! Jules, pourquoi ne dors-tu pas ?… Marie, veux-tu bien ne plus crier !… Dormez !… Do…o…ormez !… Dodo !… Faites dodo.

(Elle chantonne ainsi d’une voix tremblée jusqu’à ce que les petits soient apaisés. — Silence.)

La Fille

Moi aussi, je vais dormir… Je n’en puis plus de fatigue.

La Mère (Elle dépose le nouveau-né endormi sur un tas de chiffons, dans un coin de la pièce).

Je n’ai plus de lait… Mes seins sont vides… Amélie !

La Fille

Laisse-moi, je vais dormir…

La Mère

Tu es sure que nous n’avons plus de pain ?

La Fille

Non, il n’y a plus de pain…

La Mère

Il n’y a plus de chandelle, non plus ?

La Fille

Non, il n’y a plus de chandelle… Laisse-moi, je vais dormir…

La Mère

Je n’aime pas beaucoup l’obscurité, quand ton père rentre… Il me semble que ça le rend encore plus colère… Amélie ! Alors il n’y a plus rien !

La Fille

Non, il n’y a plus rien… Laisse-moi dormir.

La Mère

C’est de ta faute aussi… Pourquoi n’as-tu rien rapporté aujourd’hui ?

La Fille

On ne m’a rien donné… Tu sais bien qu’on ne me donne plus rien… On me