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pas s’amuser avec fortes joies de l’esprit, et cela les condamne. Oui la jeunesse d’aujourd’hui est songeuse et grave, et cela fait pitié à vos gaietés de vieux clown ; cela vient de ce qu’elle réfléchit, et qu’elle trouve son plaisir — un plaisir poignant et généreux — dans l’étude et dans le rêve. Elle n’est pas, non plus, la négatrice que vous lui reprochez d’être ; elle cherche d’autres formes sociales, d’autres formes religieuses, d’autres formes artistiques, en rapport avec les conquêtes nouvelles de l’esprit humain, sur la nature éternelle. Vous dites encore qu’elle manque d’idéal, cette jeunesse, passionnée de justice, et toute frémissante de sainte révolte. Oh ! non. Mais son idéal, Dieu merci ! n’est pas le vôtre : il resplendit, à des hauteurs que vous ne sauriez atteindre. S’il ne s’affuble pas du sanglant uniforme des tueurs d’hommes, s’il ne va pas danser des danses sauvages, autour des criminels canons, il s’exprime par des œuvres de vie… les seules qui demeurent, au delà même de la mort… Non, voyez-vous, le mal — il n’est pas moderne, et il a toujours existé, plus ou moins intense, plus ou moins désolant, plus ou moins douloureux — c’est l’éternel conflit qui met aux prises la jeunesse qui marche, et les vieux, comme vous, qui se sont arrêtés sur la route, et qui, protégés par les juges, par les gendarmes, par toutes les forces sociales, gouvernementales, et religieuses, crient au progrès, à la justice, à la pitié, à l’amour, à l’avenir : « On ne passe pas ! »