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que je lui parle de cela ; il n’aime pas que je lui parle du temps où nous étions en place… On dirait qu’il a tout oublié et que sa vie n’a réellement commencé que du jour où il prit possession du petit café… Quand je lui adresse une question qui me tourmente, il semble ne pas comprendre ce que je dis. Et dans son regard, alors, passent des lueurs terribles, comme autrefois… Jamais je ne saurai rien de Joseph, jamais je ne connaîtrai le mystère de sa vie… Et c’est peut-être cet inconnu qui m’attache tant à lui…

Joseph veille à tout dans la maison, et rien n’y cloche. Nous avons trois garçons pour servir les clients, une bonne à tout faire pour la cuisine et pour le ménage, et cela marche à la baguette… Il est vrai qu’en trois mois nous avons changé quatre fois de bonne… Ce qu’elles sont exigeantes, les bonnes, à Cherbourg, et chapardeuses, et dévergondées !… Non, c’est incroyable, et c’est dégoûtant…

Moi je tiens la caisse, trônant au comptoir, au milieu d’une forêt de fioles enluminées. Je suis là aussi pour la parade et pour la causette… Joseph veut que je sois bien frusquée ; il ne me refuse jamais rien de ce qui peut m’embellir, et il aime que le soir je montre ma peau dans un petit décolletage aguichant… Il faut allumer le client, l’entretenir dans une constante joie, dans un constant désir de ma personne… Il y a déjà deux ou trois gros quartiers-maîtres, deux ou trois