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lentes et farouches. Foules pressées de jouir entre deux lointains exils ; spectacles sans cesse changeants et distrayants, où je hume cette odeur natale de coaltar et de goémon, que j’aime toujours, bien qu’elle n’ait jamais été douce à mon enfance… J’ai revu des gars du pays, en service sur des bâtiments de l’État… Nous n’avons guères causé ensemble, et je n’ai point songé à leur demander des nouvelles de mon frère… Il y a si longtemps !… C’est comme s’il était mort, pour moi… Bonjour… bonsoir… porte-toi bien… Quand ils ne sont pas saouls, ils sont trop abrutis… Quand ils ne sont pas abrutis, ils sont trop saouls… Et ils ont des têtes pareilles à celles des vieux poissons… Il n’y a pas eu d’autre émotion, d’autres épanchements d’eux à moi… D’ailleurs, Joseph n’aime pas que je me familiarise avec de simples matelots, de sales bretons qui n’ont pas le sou, et qui se grisent d’un verre de trois-six…

Mais il faut que je raconte brièvement les événements qui précédèrent notre départ du Prieuré…

On se rappelle que Joseph, au Prieuré, couchait dans les communs, au-dessus de la sellerie. Tous les jours, été comme hiver, il se levait à cinq heures. Or, le matin de 24 décembre, juste un mois après son retour de Cherbourg, il constata que la porte de la cuisine était grande ouverte.

— Tiens, se dit-il… est-ce qu’ils seraient déjà levés ?