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mencer la série des misères, subir à nouveau l’offense des hasards… J’étais dépitée de cet accident, et furieuse ; furieuse contre moi-même, contre William, contre Eugénie, contre Madame, contre tout le monde. Chose curieuse, inexplicable, au lieu de me raccrocher, de me cramponner à ma place, ce qui était facile avec un type comme Madame, je m’étais enfoncée davantage dans ma sottise et, payant d’effronterie, j’avais rendu irréparable ce qui pouvait être réparé. Est-ce étrange, ce qui se passe en vous, à de certains moments ?… C’est à n’y rien comprendre !… C’est comme une folie qui s’abat, on ne sait d’où, on ne sait pourquoi, qui vous saisit, vous secoue, vous exalte, vous force à crier, à insulter… Sous l’empire de cette folie, j’avais couvert Madame d’outrages. Je lui avais reproché son père, sa mère, le mensonge imbécile de sa vie ; je l’avais traitée comme on ne traite pas une fille publique, j’avais craché sur son mari…. Et cela me fait peur, quand j’y songe… cela me fait honte aussi, ces subites descentes dans l’ignoble, ces ivresses de boue, où si souvent ma raison chancelle, et qui me poussent au déchirement, au meurtre… Comment ne l’ai-je pas tuée, ce jour-là ?… Comment ne l’ai-je pas étranglée ?… Je n’en sais rien… Dieu sait pourtant que je ne suis pas méchante. Aujourd’hui, je la revois, cette pauvre femme et je revois sa vie si déréglée, si triste, avec ce mari si lâche, si mornement lâche…