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dans sa tête. Sa rapacité de paysanne lui montrait des coffres pleins d’or, des testaments fabuleux… Et la vie en commun, avec cette bonne maîtresse, la table partagée… des sorties fréquentes dans les squares et les bois suburbains, tout cela l’émerveillait… Tout cela lui faisait peur aussi, car des doutes, une invincible et originelle méfiance tachaient d’une ombre l’étincellement de ces promesses… Elle ne savait que dire, que faire… à quoi se résoudre… J’avais envie de lui crier : « Non !… n’accepte pas ! » Ah ! je la voyais, moi, cette existence de recluse, ces travaux épuisants, ces reproches aigres, la nourriture disputée, les os écharnés et les viandes gâtées jetés à sa faim… et l’éternelle, patiente, torturante exploitation d’un pauvre être sans défense. « Non, n’écoute plus, va-t-en !… » Mais ce cri qui était sur mes lèvres, je le réprimai :

— Approchez-vous un peu, ma petite… commanda la vieille… On dirait que vous avez peur de moi… Allons… n’ayez plus peur de moi… approchez-vous… Comme c’est curieux… il me semble que vous êtes déjà moins laide… Déjà je m’habitue à votre visage…

Louise s’approcha lentement, les membres raidis, diligente à ne heurter aucune chaise, aucun meuble… s’efforçant de marcher avec élégance, la pauvre créature !… Mais, à peine fut-elle près de la vieille que celle-ci la repoussa avec une grimace.