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J’avais la gorge sèche. Mon cœur battit violemment.

— Je ne vous vois pas bien, ma petite, dit tout à coup la vieille dame… ne restez pas là… Je ne vous vois pas bien… Allez dans le fond de la pièce, que je vous voie mieux…

Et elle s’écria d’une voix étonnée :

— Mon Dieu !… que vous êtes petite !…

Elle avait, en disant ces mots, déplacé sa chaise, et me montrait, maintenant, son profil. Je m’attendais à voir un nez crochu, de longues dents dépassant la lèvre, un œil jaune et rond d’épervier. Pas du tout, son visage était calme, plutôt aimable. Au vrai, ses yeux n’exprimaient rien, ni méchanceté, ni bonté. Ce devait être une ancienne boutiquière, retirée des affaires… Les commerçants ont ce talent de se composer des physionomies spéciales, où rien ne transparaît de leur nature intérieure. À mesure qu’ils s’endurcissent dans le métier et que l’habitude des gains injustes et rapides développe les instincts bas, les ambitions féroces, l’expression de leur face s’adoucit, ou plutôt se neutralise. Ce qu’il y a de mauvais en eux, ce qui pourrait rendre les clients méfiants, se cache dans les intimités de l’être, ou se réfugie sur des surfaces corporelles, ordinairement dépourvues de tout caractère expressif. Chez cette vieille dame, la dureté de son âme invisible à ses prunelles, à sa bouche, à son front, à tous les muscles détendus de sa molle figure, éclatait réellement à la nuque.