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— Mon père a trois champs, trois maisons, trois batteuses…

— Alors, il est riche ?…

— Bien sûr… il est riche… Il cultive ses champs… il loue ses maisons… avec ses batteuses il va, dans la campagne, battre le blé des paysans… et c’est mon frère qui ferre les chevaux…

— Et vos sœurs ?

— Elles ont de belles coiffes, avec de la dentelle… et des robes bien brodées.

— Et vous ?

— Moi, je n’ai rien…

Je me reculai pour ne pas sentir l’odeur mortelle de cette voix…

— Pourquoi êtes-vous domestique ?… repris-je.

— Parce que…

— Pourquoi avez-vous quitté le pays ?

— Parce que…

— Vous n’étiez pas heureuse ?…

Elle dit très vite d’une voix qui se précipitait et roulait les mots… comme sur des cailloux :

— Mon père me battait… ma mère me battait.. mes sœurs me battaient… tout le monde me battait… on me faisait tout faire… C’est moi qui ai élevé mes sœurs…

— Pourquoi vous battait-on ?

— Je ne sais pas… pour me battre… Dans toutes les familles, il y en a toujours une qui est battue… parce que… voilà… on ne sait pas…