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l’amour. Comme l’amour est triste, au fond ! Et qu’en reste-t-il ? Du ridicule, de l’amertume, ou rien du tout… Que me reste-t-il, maintenant, de monsieur Jean dont la photographie se pavane, dans son cadre de peluche rouge, sur la cheminée ? Rien, sinon cette déception que j’ai aimé un sans-cœur, un vaniteux, un imbécile… Est-ce que, vraiment, j’ai pu aimer ce bellâtre, avec sa face blanche et malsaine, ses côtelettes noires d’ordonnance, sa raie au milieu du front ?… Cette photographie m’irrite… Je ne peux plus avoir devant moi, toujours, ces deux yeux si bêtes qui me regardent avec le même regard de larbin insolent et servile. Ah ! non… Qu’elle aille retrouver les autres, au fond de ma malle, en attendant que je fasse de ce passé, de plus en plus détesté, un feu de joie et des cendres !…


Et je pense à Joseph… Où est-il à cette heure ? Que fait-il ? Songe-t-il seulement à moi ? Il est, sans doute, dans le petit café. Il regarde, il discute, il prend des mesures, il se rend compte de l’effet que je produirai au comptoir derrière la glace, parmi l’éblouissement des verres et des bouteilles multicolores. Je voudrais connaître Cherbourg, ses rues, ses places, le port, afin de me représenter Joseph, allant, venant, conquérant la ville comme il m’a conquise. Je me tourne et me retourne dans mon lit, un peu fiévreuse. Ma pensée va de la forêt de Raillon à