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per l’esprit par d’autres pensées… J’essaie de lire, de marcher dans le jardin, quand mes maîtres sont sortis, de travailler avec acharnement dans la lingerie à mes raccommodages, quand ils sont là… Impossible !… C’est Joseph qui possède toutes mes pensées… Et, non seulement, il les possède dans le présent, mais il les possède aussi dans le passé… Joseph s’interpose tellement entre tout mon passé et moi, que je ne vois pour ainsi dire que lui… et que ce passé, avec toutes ses figures vilaines ou charmantes, se recule de plus en plus, se décolore, s’efface… Cléophas Biscouille, M. Jean… M. Xavier… William, dont je n’ai pas encore parlé… M. Georges lui-même, dont je me croyais l’âme marquée à jamais, comme est marquée par le fer rouge l’épaule des forçats… et tous ceux-là, à qui volontairement, joyeusement, passionnément, j’ai donné un peu ou beaucoup de moi-même… de ma chair vibrante et de mon cœur douloureux… des ombres, déjà !… Des ombres indécises et falotes qui s’enfoncent, souvenirs à peine, et bientôt rêves confus… réalités intangibles, oublis… fumées… rien… dans le néant !… Quelquefois, à la cuisine, après le dîner, en regardant Joseph et sa bouche de crime, et ses yeux de crime, et ses lourdes pommettes, et son crâne bas, raboteux, bosselé où la lumière de la lampe accumule les ombres dures, je me dis :

— Non… non… ce n’est pas possible… je