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Un jour, j’avertis la sœur Boniface que j’avais l’intention de partir, le soir même. Elle eut le toupet de me répondre, en levant les bras au ciel :

— Mais, ma chère enfant, c’est impossible…

— Comment, c’est impossible ?…

— Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez pas quitter la maison, comme ça… Vous nous devez plus de soixante-dix francs. Il faudra nous payer d’abord ces soixante-dix francs…

— Et avec quoi ?… répliquai-je. Je n’ai pas un sou… Vous pouvez vous fouiller…

La sœur Boniface me jeta un coup d’œil haineux, et, dignement, sévèrement, elle prononça :

— Mais, Mademoiselle… savez-vous bien que c’est un vol ?… Et voler de pauvres femmes comme nous, c’est plus qu’un vol… un sacrilège dont le bon Dieu vous punira… Réfléchissez…

Alors, la colère me prit :

— Dites donc ?… m’écriai-je… Qui vole ici de vous ou de moi ?… Non, mais vous êtes épatantes, mes petites mères…

— Mademoiselle, je vous défends de parler ainsi…

— Ah ! fichez-moi la paix, à la fin… Comment ?… On fait votre ouvrage… on travaille comme des bêtes pour vous du matin au soir… on vous gagne des argents énormes… vous nous donnez une nourriture dont les chiens ne voudraient pas… Et il faudrait vous payer par-dessus le marché !… Ah ! vous ne doutez de rien…