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« Écoute-moi, ô mon ami !… J’aime Botticellina… et Botticellina m’aime… et nous mourons tous les deux de nous aimer et de ne pas oser nous le dire, et de ne pas oser nous joindre… Nous sommes, elle et moi, deux tronçons anciennement séparés d’un même être vivant qui, depuis deux mille ans peut-être, se cherchent, s’appellent et se retrouvent enfin, aujourd’hui… Ô mon cher Pinggleton, la vie inconnue a de ces fatalités étranges, terribles, et délicieuses… Fut-il jamais un plus splendide poème que celui que nous vivons ce soir ? » Mais le peintre répétait toujours, d’une voix de plus en plus douloureuse, ce cri : « Botticellina !… Botticellina !… » Il se leva de la triple rangée de coussins sur laquelle il était étendu, et marcha dans l’atelier, fiévreusement… Après quelques minutes d’anxieuse agitation, il dit : « Botticellina était Mienne… Faudra-t-il donc qu’elle soit, désormais, Tienne ? » — Elle sera Nôtre ! répliqua le poète, impérieusement… Car Dieu t’a élu pour être le point de suture de cette âme étronçonnée qui est Elle et qui est moi !… Sinon, Botticellina possède la perle magique qui dissipe les songes… moi, le poignard qui délivre des chaînes corporelles… Si tu refuses, nous nous aimerons dans la mort » … Et il ajouta d’un ton profond qui résonna dans l’atelier comme une voix de l’abîme : « Ce serait plus beau encore, peut-être. » — « Non, s’écria le peintre, vous vivrez… Botticellina sera Tienne,