Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

charme, si particulier, que nous exerçons sur les hommes, ne tient pas seulement à nous, si jolies que nous puissions être… Il tient beaucoup, je m’en rends compte, au milieu où nous vivons… au luxe, au vice ambiant, à nos maîtresses elles-mêmes et au désir qu’elles excitent… En nous aimant, c’est un peu d’elles et beaucoup de leur mystère que les hommes aiment en nous…

Mais il y a autre chose. En dépit de mon existence dévergondée, j’ai, par bonheur, gardé en moi, au fond de moi, un sentiment religieux très sincère, qui me préserve des chutes définitives et me retient au bord des pires abîmes… Ah ! si l’on n’avait pas la religion, la prière dans les églises, les soirs de morne purée et de détresse morale, si l’on n’avait pas la Sainte-Vierge et saint Antoine de Padoue, et tout le bataclan, on serait bien plus malheureux, ça c’est sûr… Et ce qu’on deviendrait, et jusqu’où l’on irait, le diable seul le sait !…

Enfin — et ceci est plus grave — je n’ai pas la moindre défense contre les hommes… Je serais la constante victime de mon désintéressement et de leur plaisir… Je suis trop amoureuse, oui, j’aime trop l’amour, pour tirer un profit quelconque de l’amour… C’est plus fort que moi, je ne puis pas demander d’argent à qui me donne du bonheur et m’entr’ouvre les rayonnantes portes de l’Extase… Quand ils me parlent, ces monstres-là… et que je sens sur ma nuque le piquant de