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l’eussé-je fait ?… Aujourd’hui, ces détails de physionomie me reviennent avec force… Mais, est-ce bien le samedi du crime que Joseph est allé dans la forêt de Raillon ?… Je cherche en vain à préciser la date de son absence… Et puis, avait-il réellement ces gestes inquiets, ces regards accusateurs que je lui prête et qui me le dénoncent ?… N’est-ce pas moi qui m’acharne à me suggestionner l’étrangeté inhabituelle de ces gestes et de ces regards, à vouloir, sans raison, contre toute vraisemblance, que ce soit Joseph — une perle — qui ait fait le coup ?… Cela m’irrite et, en même temps, cela me confirme dans mes appréhensions, de ne pouvoir reconstituer le drame de la forêt… Si encore l’enquête judiciaire avait signalé les traces fraîches d’une voiture sur les feuilles mortes et sur la bruyère, aux alentours ?… Mais non… L’enquête ne signale rien de tel… elle signale le viol et le meurtre d’une petite fille, voilà tout… Eh bien, c’est justement cela qui me surexcite… Cette habileté de l’assassin à ne pas laisser derrière soi la moindre preuve de son crime, cette invisibilité diabolique, j’y sens, j’y vois la présence de Joseph… Énervée, j’ose, tout d’un coup, après un silence, lui poser cette question :

— Joseph, quel jour avez-vous été chercher de la terre de bruyère, dans la forêt de Raillon ?… Est-ce que vous vous le rappelez ?…

Sans hâte, sans sursaut, Joseph lâche le journal