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ne pense qu’à ça… ne vit que pour ça… Chaque fois que nous nous rencontrons, son premier regard est pour mon ventre, sa première parole pour me dire sur ce ton gras qu’elle a :

— Rappelez-vous ce que je vous ai recommandé… Dès que vous vous apercevrez de ça, allez tout de suite chez Mme Gouin… tout de suite.

C’est une véritable obsession, une manie… Un peu agacée, je réplique :

— Mais pourquoi voulez-vous que je m’aperçoive de ça ?… Je ne connais personne ici.

— Ah ! fait-elle… c’est si vite arrivé, un malheur… Un moment d’oubli… bien naturel… et ça y est… Des fois, on ne sait pas comment ça s’arrive… J’en ai bien vu, allez, qui étaient comme vous… sûres de ne rien avoir… et puis ça y était tout de même… Mais avec Mme Gouin on peut être tranquille… C’est une vraie bénédiction pour un pays qu’une femme aussi savante…

Et elle s’anime, hideuse, toute sa grosse chair soulevée de basse volupté.

— Autrefois, ici, ma chère petite, on ne rencontrait que des enfants… La ville était empoisonnée d’enfants… Une abomination !… Ça grouillait dans les rues, comme des poules dans une cour de ferme… ça piaillait sur le pas des portes… ça faisait un tapage !… On ne voyait que ça, quoi !… Eh bien, je ne sais si vous l’avez remarqué… aujourd’hui on n’en voit plus… il n’y en a presque plus…