Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/205

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moi, son cher enfant ne serait peut-être pas mort… Et puis, il faut que je l’avoue, je ne m’en sentis pas le courage… Je partis de chez elle, avec mon secret, vénérée d’elle comme une sainte, comblée de riches cadeaux et d’amour…

Or, le jour même de mon départ, comme je revenais de chez Mme Paulhat-Durand, la placeuse, je rencontrai dans les Champs-Élysées un ancien camarade, un valet de chambre, avec qui j’avais servi, pendant six mois, dans la même maison. Il y avait bien deux ans que je ne l’avais vu. Les premiers mots échangés, j’appris que, ainsi que moi, il cherchait une place. Seulement, ayant de chouettes extras pour l’instant, il ne se pressait pas d’en trouver.

— Cette sacrée Célestine ! fit-il, heureux de me revoir… toujours épatante !…

C’était un bon garçon, gai, farceur, et qui aimait la noce… Il proposa :

— Si on dînait ensemble, hein ?…

J’avais besoin de me distraire, de chasser loin de moi un tas d’images trop tristes, un tas de pensées obsédantes. J’acceptai…

— Chic, alors !… fit-il.

Il prit mon bras, et m’emmena chez un marchand de vins de la rue Cambon… Sa gaîté lourde, ses plaisanteries grossières, sa vulgaire obscénité, je les sentis vivement… Elles ne me choquèrent point… Au contraire, j’éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapu-