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me barbouillais les lèvres de son poison… Une fois qu’il toussait, pris, dans mes bras, d’une crise plus violente que de coutume, je vis mousser à ses lèvres un gros, immonde crachat sanguinolent.

— Donne… donne… donne !

Et j’avalai le crachat, avec une avidité meurtrière, comme j’eusse fait d’un cordial de vie…

Monsieur Georges ne tarda pas à dépérir. Les crises devinrent plus fréquentes, plus graves, plus douloureuses. Il cracha du sang, eut de longues syncopes, pendant lesquelles on le crut mort. Son corps s’amaigrit, se creusa, se décharna, au point qu’il ressemblait véritablement à une pièce anatomique. Et la joie qui avait reconquis la maison se changea, bien vite, en une douleur morne. La grand’mère recommença de passer ses journées dans le salon, à pleurer, prier, épier les bruits, et, l’oreille collée à la porte qui la séparait de son enfant, à subir l’affreuse et persistante angoisse d’entendre un cri… un râle… un soupir, le dernier… la fin de ce qui lui restait de cher et d’encore vivant, ici-bas… Lorsque je sortais de la chambre, elle me suivait, pas à pas, dans la maison, et gémissait :

— Pourquoi, mon Dieu ?… pourquoi ?… Et qu’est-il donc arrivé ?

Elle me disait aussi :

— Vous vous tuez, ma pauvre petite… Vous ne pouvez pourtant pas passer toutes vos nuits