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petit déchirement, à me savoir si abandonnée de tout le monde ; et c’est par là que je mesure le mieux l’étendue de ma solitude… En vain, j’ai écrit à mes anciennes camarades, à monsieur Jean surtout, des lettres pressantes et désolées ; en vain, je les ai suppliés de s’occuper de moi, de m’arracher de mon enfer, de me trouver, à Paris, une place quelconque, si humble soit-elle… Aucun, aucune ne me répond… Je n’aurais jamais cru à tant d’indifférence, à tant d’ingratitude…

Et cela me force à me raccrocher plus fortement à ce qui me reste : le souvenir et le passé. Souvenirs où, malgré tout, la joie domine la souffrance… passé qui me redonne l’espoir que tout n’est pas fini de moi, et qu’il n’est point vrai qu’une chute accidentelle soit la dégringolade irrémédiable… C’est pourquoi, seule dans ma chambre, tandis que, de l’autre côté de la cloison, les ronflements de Marianne me représentent les écœurements du présent, je tâche à couvrir ce bruit ridicule du bruit de mes bonheurs anciens, et je ressasse passionnément ce passé, afin de reconstituer avec ses morceaux épars l’illusion d’un avenir, encore.

Justement, aujourd’hui, 6 octobre, voici une date pleine de souvenirs… Depuis cinq années que s’est accompli le drame que je veux conter, tous les détails en sont demeurés vivaces en moi. Il y a un mort dans ce drame, un pauvre petit mort, doux et joli, et que j’ai tué pour lui avoir donné