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charitables, et qui n’étaient pas riches, et qui n’osaient même pas tendre la main aux passants, ni mendier dans les maisons… Il y avait, quelquefois, chez elles, bien de la misère, mais on s’arrangeait comme on pouvait… Et au milieu de toutes les difficultés de vivre, elles n’en continuaient pas moins d’être gaies et de chanter sans cesse, comme des pinsons… Leur ignorance de la vie avait quelque chose d’émouvant, et qui me tire les larmes, aujourd’hui, que je puis mieux comprendre leur bonté infinie, et si pure…

Elles m’apprirent à lire, à écrire, à coudre, à faire le ménage, et, quand je fus à peu près instruite de ces choses nécessaires, elles me placèrent, comme petite bonne, chez un colonel en retraite qui venait, tous les étés, avec sa femme et ses deux filles, dans une espèce de petit château délabré, près de Comfort… De braves gens, certes, mais si tristes, si tristes !… Et maniaques !… Jamais sur leur visage un sourire, ni une joie sur leurs vêtements, qui restaient obstinément noirs… Le colonel avait fait installer un tour sous les combles, et là, toute la journée, seul, il tournait des coquetiers de buis, ou bien, ces billes ovales, qu’on appelle des « œufs », et qui servent aux ménagères à ravauder leurs bas. Madame rédigeait placets sur placets, pétitions sur pétitions, afin d’obtenir un bureau de tabac. Et les deux filles, ne disant rien, ne faisant rien, l’une,