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par deux chandelles, un grand cadavre… « Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus ! »… un cadavre effrayant, long et nu, tout rigide, la face broyée, les membres rayés de balafres saignantes, meurtris de taches bleues… C’était mon père…

Je le vois encore… Il avait les cheveux collés au crâne, et, dans les cheveux, des goémons emmêlés qui lui faisaient comme une couronne… Des hommes étaient penchés sur lui, frottaient sa peau avec des flanelles chaudes, lui insufflaient de l’air par la bouche… Il y avait le maire… il y avait M. le recteur… il y avait le capitaine des douanes… il y avait le gendarme maritime… J’eus peur, je me dégageai de mon châle, et, courant entre les jambes de ces hommes, sur les dalles mouillées, je me mis à crier, à appeler papa… à appeler maman… Une voisine m’emporta…


C’est à partir de ce moment que ma mère s’adonna, avec rage, à la boisson. Elle essaya bien, les premiers temps, de travailler dans les sardineries, mais, comme elle était toujours ivre, aucun de ses patrons ne voulut la garder. Alors, elle resta chez elle à s’enivrer, querelleuse et morne ; et quand elle était pleine d’eau-de-vie, elle nous battait… Comment se fait-il qu’elle ne m’ait pas tuée ?…

Moi, je fuyais la maison, tant que je le pouvais. Je passais mes journées à gaminer sur le quai, à