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elle se leva toute tremblante et très pâle… m’enveloppa à la hâte d’un gros châle de laine et se dirigea vers le môle… Ma sœur Louise, qui était déjà grande, et mon frère plus petit la suivaient, criant :

— Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus !…

Et elle aussi criait :

— Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus !…

Les ruelles étaient pleines de monde : des femmes, des vieux, des gamins. Sur le quai, où l’on entendait gémir les bateaux, se hâtait une foule d’ombres effarées. Mais, on ne pouvait tenir sur le môle à cause du vent trop fort, surtout à cause des lames qui, s’abattant sur la chaussée de pierre, la balayaient de bout en bout, avec des fracas de canonnade…. Ma mère prit la sente… « Ah ! sainte Vierge !… Ah ! nostre Jésus ! »… prit la sente qui contourne l’estuaire jusqu’au phare… Tout était noir sur la terre, et sur la mer, noire aussi, de temps en temps, au loin, dans le rayonnement de la lumière du phare, d’énormes brisants, des soulèvements de vagues blanchissaient… Malgré les secousses… « Ah ! sainte Vierge !… ah ! nostre Jésus ! »… malgré les secousses et en quelque sorte bercée par elles, malgré le vent et en quelque sorte étourdie par lui, je m’endormis dans les bras de ma mère… Je me réveillai dans une salle basse, et je vis, entre des dos sombres, entre des visages mornes, entre des bras agités, je vis, sur un lit de camp, éclairé