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sait l’irréprochable et si délicate correction du comte. L’année dernière, brusquement, il avait quitté la princesse, à cause d’un coupé neuf, fait à Londres pourtant, mais auquel il manquait un menu bibelot de toilette : « Ce n’est pas correct, adieu ! » avait-il dit. Et la princesse avait failli mourir, non de l’abandon de son amant, mais de l’incorrection de son coupé. Le comte appartenait à cette forte et superbe race d’hommes de club et de salon qui, par une délicatesse innée, ne peuvent supporter, chez celles qu’ils aiment, l’inauthenticité d’une cuiller, ou la forme démodée d’un cache-pot d’argent. Impitoyable envers lui-même, dont les chemises, chaque semaine, étaient blanchies à Londres et qui n’eût point toléré, à ses chapeaux enviés, d’autre soie que celle prise à des lapins authentiquement tués en Angleterre, il était aussi impitoyable envers les autres. Non seulement il s’apercevait de la réalité visible et présente de la moindre incorrection, mais son flair était tel, il avait une telle acuité, qu’il en devinait, qu’il en sentait l’approche, à travers les murs, les tentures, les corsages fleuris, les sourires grisants et les chairs parfumées. Et puis ses chaussures, dont il possédait une admirable bibliothèque, étaient toujours si impeccables ; et ses cravates, qui n’eussent point tenu dans les vitrines de la collection Sauvageot,