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qu’à Vernon ou au Pont-de-l’Arche. En revanche, elle y est moins accidentée. Elle coule, lente et coutumière, entre deux berges expressément fluviales, que hantent les gardons et les chevennes, poissons terriens s’il en fut. Et cependant, pour peu que vous causiez cinq minutes avec un Rouennais de Rouen ou un Elbeuvien d’Elbeuf, il vous dira « Comment, vous ne connaissez pas La Bouille !… Mais il faut aller à La Bouille, il faut déjeuner à La Bouille ! La Bouille ! La Bouille ! » Quand il a dit : La Bouille ! il a tout dit. Quand il est allé à La Bouille, il a tout fait. Dans l’arrière-boutique, emplie de la poussière du coton, dans l’asphyxiante odeur de l’usine, La Bouille se présente à son esprit comme une sorte de Nice normande, de Sorrente occidentale, d’île lointaine et féerique, ceinturée de plages d’or et frangée d’écume rose, où sont des fleurs, des poissons et des oiseaux, comme il n’en existe dans aucun coin équatorial.

La vie est pleine de folie, surtout pendant l’été, où elle pullule et se multiplie en d’étranges migrations. Quand on croise les regards des hommes, encaqués dans les wagons des trains de plaisir, empilés comme des tas de charbon sur le pont du paquebot à prix réduit, quand on se demande où ils vont, ce qui les pousse, ce qui les a réunis là, quand on suit leurs gestes