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le voler. Par quelle suite de raisonnements bizarres, par quelles saugrenues déductions cette idée avait-elle pénétré le cerveau de ce juge ? Je l’ignore. En vain, je lui expliquai l’absurdité de cette supposition ; en vain je lui représentai que j’étais riche de soixante mille francs de rente, que le petit gardeur de vaches ne possédait vraisemblablement que les pauvres guenilles qu’il portait sur son dos, quand je le tuai. Il insista, s’entêta, et cela dura deux mois. Il me faisait venir à son cabinet, entre deux gendarmes, ou bien lui-même me visitait dans ma cellule. Et chaque fois il me disait, en arrondissant la bouche :

— Avouez que vous l’avez tué pour le voler ?

Je répondais agacé :

— Voler quoi ?… Mais quoi ? quoi ?… quoi ?

Alors il me regardait, presque suppliant :

— Avouez !… Il y va de votre tête… Pourquoi n’avouez-vous pas ? La cour vous tiendra compte de votre franchise. Avouez donc !

Je répliquais :

— C’est de la folie, de la folie, de la folie !… Comment l’aurais-je volé ? Et qu’aurais-je pu lui voler, je vous le demande ?

Enfin, obsédé, énervé et pour couper court à des visites qui me répugnaient fort, un matin je dis au juge :

— Eh bien ! j’avoue… C’était pour le voler,