Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.

obscures ? « Évidemment, se répétait-il, c’est qu’il veut s’assurer ma collaboration. » Il avait beau chercher, il ne trouvait pas d’autres raisons plausibles. Et à cette pensée que, dans quelques jours, demain peut-être, il entrerait triomphalement à ce journal si difficile, si répandu, si envié, si parisien, le cœur lui battit très fort, des bouffées de gloire lui montèrent, comme une ivresse, au cerveau. La minute fut inoubliable. Oui, semblable à ce monsieur Chrétien, il demanderait, lui aussi aux garçons de bureau, d’un ton dégagé, en sifflant un air d’opérette : « Rien pour moi, Joseph ? » Il se promit de se faire monter des absinthes avec de la glace, d’avoir des cols ouverts, des chapeaux à bords plats, des moustaches blondes. « Il n’est pas venu une dame me demander, Joseph ? » Ces mots lui tintaient aux oreilles, délicieusement. Quel rêve ! Noire ainsi qu’une béante gueule de four, la porte qui s’ouvrait sur la rédaction du Mouvement lui apparut, plus auguste, plus redoutable que les propylées des temples assyriens. Il se voyait déjà, la franchissant dans une apothéose.

— Si monsieur veut bien me suivre ? vint dire le garçon, subitement plus respectueux.

Et tous les deux, ils s’engouffrèrent dans le couloir qui soufflait sur les solliciteurs impassibles les puanteurs ammoniacales d’un cabinet voisin.