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n’allait à la Fontaine-au-Grand-Pierre que pour des rencontres démoniaques, et pour y célébrer des cultes terrifiants et défendus… Et je disais souvent, sur un ton de prophète :

— Vous verrez qu’un jour les diables le jetteront au fond du trou !…

Un jour que j’étais encore plus irrité qu’à l’ordinaire, je me décidai, moi aussi, à me rendre à la Fontaine-au-Grand-Pierre. Quand on est sous l’empire d’une passion obsédante et malheureuse, les paysages coutumiers vous sont un intolérable ennui, quand ce n’est pas une torture. On a besoin d’autre chose, d’autres formes, d’autres visages où distraire sa hantise. Les saouleries n’avaient réussi qu’à augmenter mon désir et à transformer l’amour qui me dévorait en une véritable crise de meurtre. Au lieu de brouiller l’image de Marie, elles la rendaient plus nette, non seulement plus nette, mais infiniment plus voluptueuse. Et, cependant, lorsque, ce jour-là, je partis pour la Fontaine-au-Grand-Pierre, je n’avais pas… non, en vérité, je n’avais pas d’autre intention que de changer de spectacle et de fuir, pour quelques heures, tous les lieux qui me la rappelaient. Je me disais aussi que ce coteau sinistre, ce trou noir, cette mâchoire sombre, cette eau brune, ces ronces, cette herbe conviendraient à l’état de mon âme,