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de sang, rouge et très frais. Et cela me faisait plaisir.

Nous avions pour voisin un cordonnier. Le cordonnier avait un fils, un pauvre petit diable de fils, si absolument, si étrangement bossu, que, lorsqu’il marchait devant vous, on ne lui voyait pas la tête. À dire vrai, ce n’était pas un être humain, c’était une bosse, une seule bosse, cahotant sur des jambes courtes et arquées. Cette bosse m’indignait. Chaque fois qu’il m’arrivait de le rencontrer dans la ruelle qui séparait les deux maisons, ou bien dans la campagne, j’aimais, comme j’étais le plus fort, à lui donner des coups de pied et des coups de poing, ou des crocs-en-jambe qui le faisaient rouler, comme une grosse pierre, dans la ruelle.

Mes parents, qui étaient d’excellents rentiers, honnêtes et braves gens selon la loi et selon Dieu, me disaient quelquefois, sentencieusement :

— Georges, ce n’est pas bien ! Georges, c’est très mal ! Il ne faut pas rire des infirmités humaines ! Il ne faut pas battre les malheureux, même bossus ! Il faut avoir pitié d’eux, le plus qu’on peut. Nous ne prétendons pas qu’on doive aller, dans la pitié, jusqu’à se dépouiller, ni même jusqu’à donner quoi que soit. Non. Mais il ne faut pas, non plus, aller jusqu’à les battre. C’est excessif !