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On appelait les voyageurs ; je regagnai mon compartiment, et m’installai le plus confortablement que je pus.

Cette scène m’avait ému ; elle ajoutait une tristesse à toutes les tristesses ordinaires que me causent les départs… Je ne voulus pas y penser davantage, et je tirai un livre de ma valise, dans l’espoir que je pourrais m’abstraire de moi-même et oublier cette douloureuse apparition. Mais je ne pus pas lire… Entre les lignes du livre et mes yeux, toujours s’évoquait la physionomie mourante de la vieille dame, et le visage insensible de l’autre : ce visage blafard me poursuivait… Je revoyais aussi sans cesse, lorsqu’ils étaient partis, leurs dos de meurtriers…

À Versailles — où nous avions un quart d’heure d’arrêt — je descendis, et la pitié me mena devant le wagon de la vieille dame. Elle venait d’avoir une syncope ; on s’empressait autour d’elle… Quelqu’un lui faisait boire un peu de bouillon qu’on était allé chercher en toute hâte au buffet de la gare. Elle se ranima et dit :

— Merci !… merci !… maintenant, ça va mieux… ça va bien !…

En effet, il me sembla que ses joues s’étaient colorées d’un afflux de sang… et son regard avait quelque chose de moins fixe, de moins lointain…