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regards de la jeune voyageuse à son mari ; d’étranges et furtifs regards, dont on ne sait pas ce qu’ils expriment, si c’est de la jalousie, de la complicité, de la tendresse louche, de l’imploration ; d’étranges, furtifs et indéfinissables regards de martyre et d’entremetteuse, d’un trouble poignant et d’une poignante pitié, dans cette face molle, blanchâtre, roulante, déformée, où la souffrance, au-dessous de la moumoute frisée et du chapeau à fleurs, à travers des bourrelets de graisse malsaine, a creusé d’affreuses rigoles bistrées, des trous d’ombre tremblante et noire… Le train file emportant — vers quelles destinées ? — ces regards dépareillés et tragiques… À Meulan, le train s’arrête. Les deux et cruels voyageurs se réveillent en sursaut ; ils se précipitent sur leurs pardessus et leurs chapeaux. Dans leur empressement somnambulique, ils confondent les journaux qu’ils enfoncent dans leurs poches, sans s’apercevoir de l’échange. — « Pardon, monsieur. » — « Pardon, madame. » Ils descendent, encore mal orientés, et leurs yeux bouffis. Le train repart. La jolie femme continue de regarder dans le vague… le monsieur à favoris blancs, de regarder la jolie femme ; la grosse dame de porter de l’une à l’autre ses mystérieux regards, où flottent d’équivoques et indéchiffrables sourires. Brusquement) :