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Ses nuits étaient aussi vides de rêves que de pensées ses jours. Il dormait comme il vivait : le néant. Le jour et la nuit, c’étaient les mêmes ténèbres morales qui se continuaient.

Cela lui parut un événement grave, un événement terrible, l’introduction d’un rêve dans sa vie nocturne, aussi grave et aussi terrible qu’avait été l’introduction d’une pensée dans sa vie diurne. Mais il ne chercha pas à s’expliquer le pourquoi de ce nouveau mystère.

La nuit suivante, il rêva encore.

Il rêva qu’il pêchait à la ligne. Oui, il se voyait assis, sur une berge, parmi des herbes odorantes et fleuries. Il tenait à la main une longue gaule de roseau. De l’extrémité de la gaule, pendait un mince crin brillant qui traversait l’épaisseur d’un bouchon rouge, flottant sur l’eau. De temps en temps, le bouchon sautillait sur la surface immobile et dure comme un miroir. Il tirait, de toute la force de ses deux poings réunis, au manche de la gaule. Le crin se tendait, la gaule ployait, et il restait ainsi des heures, faisant des efforts acharnés pour amener l’invisible poisson. Alors, il se réveillait en sueur, à bout de force, haletant et, quelques minutes, dans le noir de la chambre qui s’illuminait de fantastiques, de phosphoriques carcasses de poisson, il gardait l’effroi de cette gaule ployée, de ce crin tendu, et de