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que sont les pauvres… Je pense que la société est parfaite ainsi : les honnêtes gens, d’un côté, c’est-à-dire nous ; les criminels de l’autre… c’est-à-dire les pauvres… Et toute votre poésie ne changera rien…

— Écoutez, ma chère Jeanne, lui répliquai-je timidement… Peut-être avez-vous tort de juger les choses ainsi. Il n’y a rien d’éternel dans les sociétés humaines. Les riches d’aujourd’hui peuvent devenir les pauvres de demain, et réciproquement… Je ne fais pas appel à vos sentiments d’altruisme… Je fais seulement appel aux sentiments que vous devez avoir de votre propre sécurité… Il n’est pas bon d’exaspérer le pauvre… Avez-vous remarqué quelquefois le regard de meurtre que vous jettent, en passant, le charretier, sur la route, et le paysan, dans son champ ?… Et n’en avez-vous jamais frissonné ?…

— Tu tu tu tu ! interrompit ma femme, je me moque des charretiers et de leurs regards… Il y aura toujours des gendarmes, n’est-ce pas ?… Et puis, franchement, quand on donne à un pauvre, il faut donner à tous !… On n’en finirait pas, mon ami…

Et soudain, prenant un air découragé :

— Si vous saviez comme vous me faites de la peine, avec vos idées !… Il ne vous manquait plus que d’être un révolutionnaire !…