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d’où qu’elles viennent, sont également respectables, et elles ont droit à notre émotion !

Je me souviens qu’elle avait — avec son habituelle et discrète bonté, et au grand scandale des honnêtes gens — accueilli, recueilli, devrais-je dire, une fille de la ville, chargée du mépris universel, même du mépris des pauvres. Cette fille rôdait, le soir, dans les ruelles obscures, se livrait pour un sou, pour un verre d’alcool, pour rien, à qui voulait la prendre. Le jour, quand elle passait sur les trottoirs, sale, dépeignée, couverte de guenilles puantes, ramassées dans les ruisseaux, volées aux gadoues des maraîchers, on la chassait à coups de pierres, on lui jetait des ordures, à cette ordure. Ceux-là même à qui, la veille, elle s’était prostituée sur un banc d’avenue ou une borne du quai, l’insultaient. Elle ne répondait jamais, ne se plaignait jamais ; elle fuyait, plus vite, devant les pierres, les coups, les outrages, et, baugée dans quelque trou fétide, elle attendait, en dormant, que la nuit vînt, pour recommencer son inexorable métier. Elle eut, un jour, un enfant, graine de hasard qui germa dans cette terre pourtant si infertile de la ribote et de la débauche. Et ce petit être, conçu sur la borne du chemin dans les baisers d’ivrognes qui meurtrissaient comme des coups, elle l’aima avec une frénésie d’indicible passion.