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Par un reste d’habitudes anciennes, quand il allait dans la campagne, il emportait toujours son chevalet, sa boîte à couleurs, une toile et un pliant. Il choisissait « un motif », s’asseyait sur le pliant, bourrait sa pipe, se gardait, comme d’un crime, d’ouvrir sa boîte ou de piquer son chevalet dans la terre, et là, durant des heures, il regardait… Il regardait les choses, non de cet œil bridé et clignotant qu’ont les peintres, mais de l’œil panthéiste des bêtes, au repos, dans les prairies.

Possédant de quoi ne pas absolument mourir de misère, mal tenu de corps, négligé en ses vêtements, la barbe inculte et les cheveux impeignés, il avait réduit ses besoins au seul nécessaire de la vie. Et comme un buisson qu’éclabousse la boue du chemin, et que salit la tombée des feuilles mortes, son âme était pleine de chansons.

D’abord, Jeanne consentit à recevoir mes amis. Elle les accueillit avec politesse, mais sans enthousiasme. Eux-mêmes, comprenant que « ce n’était plus la même chose », ne retrouvant plus les mêmes habitudes cordiales, la même liberté, un peu débraillée, je dois le dire, de nos réunions, espacèrent leurs visites. Ils se sentaient, d’ailleurs, gênés par le regard froid de ma femme, par sa bouche impérieuse d’où ne leur venait jamais une bonne parole.