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parasitaire. Je leur étais reconnaissant de la bonne chaleur qu’ils savaient communiquer à tout mon être.

Parmi eux, il en était un que je préférais à tous, dans le fond de mon cœur. Il s’appelait Pierre Lucet. Je le connaissais depuis l’enfance. Ensemble, nous avions passé bien des défilés dangereux de la vie. Jamais le moindre nuage n’obscurcit le calme ciel de notre intimité. Je ne crois pas que j’eusse aimé un frère comme je l’aimais. Doué de magnifiques dons de peintre, mais toujours arrêté dans ses élans créateurs par une perpétuelle inquiétude, une constante défiance de soi-même, et aussi par les objections sans cesse multipliées et lancinantes d’un esprit critique suraiguisé jusqu’à l’absurde, il avait fini par ne plus peindre. Il me disait, sous l’amertume qu’on entend trembler dans la voix des ratés et des impuissants :

— Que veux-tu que je fasse, en présence de cette écrasante beauté de la vie ?… Copier la nature ? Triste métier, auquel ne peuvent s’assouplir ni mon cerveau, ni ma main… L’interpréter ?… Mais que peut être mon interprétation, fatalement restreinte, à la faiblesse de mes organes, à la pauvreté de mes sens, devant le mystère de ces inaccessibles, de ces incompréhensibles merveilles ? Ma foi, non !… Je n’ai pas tant de sot orgueil, ni d’imbécile foi !…