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veuse. Quand mon père, avec une insouciance de perroquet, me demandait : « As-tu bien dormi, cette nuit ? », je sanglotais à perdre la respiration, à m’étouffer. De quoi, mon père, qui était un homme pratique, s’étonnait grandement. Ce mutisme éternel, coupé de temps à autre par ces inexplicables larmes, ressemblait à un incurable abrutissement, et ma famille ne pouvait s’y faire. Tout me fut une souffrance. Je recherchais je ne sais quoi dans la prunelle des hommes, aux calices des fleurs, aux formes si changeantes, si multiples de la vie, et je gémissais de n’y rien trouver qui correspondît au vague, obscur et angoissant besoin d’aimer qui emplissait mon cœur, gonflait mes veines, tendait toute ma chair et toute mon âme vers d’inétreignables étreintes et d’impossibles caresses.

Une nuit que je ne dormais pas, j’ouvris la fenêtre de ma chambre et, m’accoudant sur la barre d’appui, je regardai le ciel, au-dessus du jardin noyé d’ombre. Le ciel était mauve, de ce mauve si tendre, si pur, si doucement irradiant, et, dans ce mauve, des millions d’étoiles brillaient. Pour la première fois, j’eus conscience de cette immensité formidable, de cette immensité couleur de fleur, que j’essayais de sonder — est-ce comique ? — avec de pauvres petits regards d’enfant, et j’en fus