Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/207

Cette page a été validée par deux contributeurs.

souffrir, et elles me furent, toute la vie, un embarras.

En même temps que cette sensibilité suraiguisée par l’ironie, j’avais une grande timidité, si grande que je n’osais parler à qui que ce fût, pas même à mon père, qui m’en avait ôté toute envie, pas même au chien de mon père, le vieux Tom, lequel participait à la répulsion et à la crainte dont j’englobais toute la famille, car il affectait, lui aussi, de ne pas me comprendre.

Ne pas être compris par un chien, n’est-ce point le dernier mot de la détresse morale ? J’avais donc fini par garder tout pour moi et en moi. À peine répondais-je aux questions qui m’étaient adressées. Bien souvent, sans raison, je n’y répondais que par des larmes.

Vraiment, je n’ai pas eu de chance. J’ai grandi dans un milieu tout à fait défavorable au développement de mes instincts et de mes sentiments. Et je n’ai pu aimer personne, moi qui, par nature, étais organisé pour aimer trop et trop de gens. Dans l’impossibilité où j’étais d’éprouver de l’amour pour quelqu’un, je le simulai, et je crus écouler ainsi le trop-plein des tendresses qui bouillonnaient en moi. En dépit de ma timidité, je jouais la comédie des effusions, des enthousiasmes ; j’eus des folies d’embrassements qui me divertirent et me