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Alpes. Il y avait chassé le chamois, ce qui le rendait un personnage admirable, auréolé de légende et de mystère. Lorsqu’il racontait ses prouesses, il mimait avec des gestes formidables les gouffres noirs, les hautes cimes, les guides intrépides, et les chamois bondissants ; ma sœur, extasiée, atteignait les purs, les ivres, les infinis sommets de l’amour. Et qu’elle était laide, alors !

L’autre n’avait pas chassé le chamois, mais il avait sauté des barrières, et il les sautait encore. Il les sautait avec une hardiesse, une souplesse qui faisaient battre le cœur de mon autre sœur comme si son fiancé eût pris une ville d’assaut, dispersé des armées, conquis des peuples. Le dimanche, à la promenade, tout d’un coup, à la vue d’une barrière, il interrompait la conversation, prenait son élan, sautait et ressautait la barrière ; puis, revenant près de nous, il nous défiait l’un après l’autre :

— Faites-en autant !

Il s’adressait à moi, avec une insistance qu’on trouvait fort spirituelle et d’un goût délicat.

— Voyons ! Essayez ! faites-en autant.

Et c’étaient des rires moqueurs.

— Oh ! lui !… Il ne sait rien faire, lui !… Il ne sait même pas courir… il ne sait même pas marcher !…

Alors, jusqu’au soir, il fallait entendre le récit