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matins, en se levant, ils viennent s’asseoir à la margelle du puits.

— As-tu bien dormi ? demande M. Gaudon.

— Heu !… heu !… Et toi, as-tu bien dormi ?

— Ho !… Ho !…

Puis, M. Fleury regarde le prunier : une mince tige défeuillée et qui déjà se dessèche.

Et M. Gaudon contemple longtemps son cerisier qui n’a pas donné de cerises.

— C’est aujourd’hui vendredi, hein ? fait M. Gaudon.

— Oui… c’était, hier, jeudi…

— Et ce sera samedi, demain, par conséquent.

— Comme le temps passe, tout de même !…

— Oui, mon vieux Fleury !

— Oui, mon vieux Gaudon !

Les bras croisés, les yeux vagues, ils ont l’air de réfléchir à des choses profondes. En réalite, ils ne pensent à rien. Au delà de la sente, la plaine est nue et jaune uniformément. La Seine coule, invisible, dans ce morne espace. Aucune ligne d’arbres, aucun bateau n’en dévoile le cours sinueux, perdu dans la monotonie plate et ocreuse du sol… Mais ils ne voient même pas cela… Parfois, un souvenir du ministère traverse leur esprit, mais déjà si lointain, si perdu, si déformé !… De ces trente-cinq années passées là, il ne leur reste de vraiment net que