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qu’il faut que tout ce qui ne rapporte plus rien, lait, semences ou travail, disparaisse et meure. Et il revoyait l’œil de la chèvre, son œil tendrement étonné, son doux œil plein d’un affectueux et mourant reproche, quand, la maintenant abattue entre ses cuisses serrées, il farfouillait la gorge sanglante de son couteau. En se réveillant, l’esprit encore occupé de son rêve, le père François murmura :

— C’est juste… Un homme est un homme, comme une chèvre est une chèvre… Je n’ai rien à dire… C’est juste !…

Le père François n’eut pas une récrimination, pas une révolte. Il ne quitta plus sa chambre ; il ne quitta plus son lit. Couché sur le dos, les jambes étendues et se touchant, les bras collés au long de ses jambes, la bouche ouverte et les yeux clos, il se fit immobile comme un mort. Dans cette position de cadavre, il ne souffrait plus de ses reins, ne pensait plus à rien, s’engourdissait dans une torpeur molle, dans une somnolence continue, qui l’emportait loin de la terre, loin de l’atmosphère de son grabat, dans une sorte de grand vague blanchâtre, illimité, que traversaient de petits éclairs rouges et où fourmillaient de minuscules insectes de