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tiques, des polkas sautillantes et de graves Te Deum. C’était l’abbé qui jouait du cornet à pistons, pour se reposer des bizarres travaux auxquels il consacrait toutes ses journées.

Car l’abbé s’était pris d’une passion inattendue : les livres ; passion exclusive et tyrannique, qui mettait en lui l’obsession d’une manie et la fureur d’une rage. Il avait rêvé, subitement, de se monter une bibliothèque prodigieuse et comme personne n’en aurait jamais vu. D’un coup, il eût voulu posséder, depuis les énormes incunables jusqu’aux élégantes éditions modernes, tous les ouvrages rares, curieux et inutiles, rangés, par catégories, dans des salles hautes, sur des rayons indéfiniment superposés et reliés entre eux par des escaliers, des galeries à balustres, des échelles roulantes. Dès le matin, sa messe dite, il pointait nerveusement des catalogues, piochait des journaux de bibliophilie, auxquels il s’était abonné, correspondait avec des libraires de Paris, dressait des listes interminables de volumes, établissait des budgets fantaisistes et toujours insuffisants. Et la bibliothèque n’avançait guère. Jusqu’alors elle tenait toute en trois petites malles, qu’il ouvrait sans cesse et qu’il refermait avec un grondement d’impatience, après avoir constaté la pauvreté de ses acquisitions. Mais que faire ? Son traitement était maigre ; maigre aussi la pension mensuelle que lui servait sa mère. Il avait converti en espèces les menus objets personnels qu’il possédait, se privait des choses les plus nécessaires, refusait de renouveler ses sou-