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Demain matin vous me rappellerez, vous me ferez penser… vous… et même… dormez bien…

Jules referma la porte avec colère.

— Quelle brute ! songeait-il, tandis qu’il remontait l’escalier… Et c’est ça qui conduit des âmes, ça qui dort et qu’un cri de détresse ne réveille pas ?… Et dire que nos grands saints étaient peut-être pareils à ça ?… Ah ! je voudrais les voir, les connaître ; les François d’Assise, les Vincent de Paul, et les autres, et toute la céleste engeance !… Peut-être qu’on le canonisera aussi, celui-là ?… Il aura sa statue, dans des niches, entre deux vases de fleurs en papier… Il fécondera les femmes stériles qui viendront, un cierge à la main, baiser son orteil de pierre… Et l’on établira des fêtes commémoratives en son honneur !… Et l’on bâtira des cathédrales qui porteront son nom !… Et il se pavanera dans le calendrier… Non, mais c’est comique… Aussi, dans la vie, personne n’aime personne, personne ne secourt personne, personne ne comprend personne !… Chacun est seul, tout seul, parmi les millions d’êtres qui l’entourent !… Lorsqu’on demande à quelqu’un un peu de sa pitié, de sa charité, de son courage, il dort !… On peut pleurer, se casser la tête contre les murs, mourir, ils dorment, ils dorment tous !… Et le bon Dieu, qu’est-ce qu’il fait au milieu de tous ces endormis ?… Est-ce qu’il ronfle, lui aussi, dans son nuage ?… Et répond-il à tous les misérables qui tendent vers lui leurs suppliantes mains : « Laissez-moi dormir, canailles… Demain » ?