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siettes de fruits, les papillons et les insectes qui, avec la fraîche odeur des fleurs arrosées, venaient s’abattre sur la nappe, suffisaient à distraire mon esprit. Et puis, par la fenêtre ouverte, j’aimais à regarder le jardin, la vallée, là-bas, et, plus loin, les coteaux de Saint-Jacques, violets et brumeux, derrière lesquels se couchait le soleil. Hélas ! l’hiver, il n’y avait plus de mouches, plus de guêpes, plus de papillons, plus de ciel, plus rien… plus rien que cette salle morne, et que mes parents, absorbés, chacun de son côté, en des combinaisons inconnues, d’où je me sentais si absent, toujours.


Il avait plu toute la journée, je me souviens, et ce soir-là, un soir d’hiver particulièrement triste, mes parents n’avaient pas prononcé une parole. Ils semblaient plus moroses que jamais. Mon père plia sa serviette, soigneusement, en forme de cœur, comme il avait coutume de faire, chaque soir, le repas terminé, et, tout à coup, il se demanda :

— Mais qu’a-t-il pu fabriquer à Paris ?… C’est inconcevable.

Par menues chiquenaudes, il chassa les miettes de pain tombées dans les plis de son gilet et de son pantalon, rapprocha sa chaise de la cheminée, où des tisons achevaient de se consumer, et, le corps légèrement penché vers le feu, les coudes aux genoux, il se chauffa les mains qu’il frottait, de temps en temps, l’une contre l’autre, en faisant craquer les jointures.