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très imprégnés de cette idée qu’un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière. S’il m’arrivait quelquefois de m’insurger contre ce système de pédagogie familiale, mon père, sévèrement, m’imposait silence par cet argument définitif :

— Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… Et les trappistes, est-ce qu’ils parlent, eux ?

À part cela, s’ils n’étaient pas toujours gais et affectueux comme je l’eusse souhaité, ils me chérissaient du mieux qu’ils pouvaient.

Pour qu’ils se crussent autorisés à desserrer les lèvres, il fallait, en dehors des aventures professionnelles et du train-train de la vie, des occasions considérables, telles qu’un déplacement de fonctionnaire, un chevreuil tué à l’affût, dans les bois de M. de Blandé, la mort d’un voisin, la nouvelle imprévue d’un mariage. Les grossesses probables des clientes riches servaient aussi de thèmes à de brefs entretiens qui se résumaient de la sorte :

— Pourvu que je ne me trompe pas ! disait mon père… pourvu qu’elle soit vraiment enceinte !

— Ah ! ce sera un bel accouchement !… affirmait ma mère… quatre par mois, comme celui-là, je n’en demande pas plus… nous pourrions nous acheter un piano.

Et mon père faisait claquer sa langue.

— Quatre par mois !… Fichtre !… Tu es trop gourmande, aussi, mignonne !… Et puis, je suis toujours